mardi 7 août 2007

Le Parfum... La puanteur de Paris au XVIIIe siècle


dessin Gabrielle Rival
«Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C'est son histoire qu'il s'agit de raconter ici. Il s'appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d'autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd'hui tombé dans l'oubli, ce n'est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d'orgueil, moins ennemi de l'humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c'est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l'histoire : au royaume évanescent des odeurs.
A l'époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l'urine, les cages d'escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d'habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courte-pointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés ; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d'oignons, et leurs corps, dès qu'ils n'étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les rivières puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l'épouse de son maître artisan, la noblesse puait du haut jusqu'en bas, et le roi lui-même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l'activité délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n'y avait-il aucune activité humaine, qu'elle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.
Et c'est naturellement à Paris que la puanteur était la plus grande, car Paris était la plus grande ville de France. Et au sein de la capitale, il était un endroit où la puanteur régnait de façon particulièrement infernale, entre la rue aux Fers et la rue de la Ferronnerie, c'était le cimetière des Innocents. Pendant huit cents ans, on avait transporté là les morts de l'Hôtel-Dieu et des paroisses circonvoisines, pendant huit cents ans on y avait jour après jour charroyé les cadavres par douzaines et on les y avait déversés dans de longues fosses, pendant huit cents ans on avait rempli par couches successives charniers et ossuaires. Ce n'est que plus tard, à la veille de la Révolution, quand certaines de ces fosses communes se furent dangereusement effondrées et que la puanteur de ce cimetière débordant déclencha chez les riverains non plus de simples protestations, mais de véritables émeutes, qu'on finit par le fermer et par l'éventrer, et qu'on pelleta des millions d'ossements et de crânes en direction des catacombes de Montmartre, et qu'on édifia sur les lieux une place de marché.
Or c'est là, à l'endroit le plus puant de tout le royaume, que vit le jour, le 17 juillet 1738, Jean-Baptiste Grenouille.»

Extrait du livre « Le Parfum» de Patrick Süskind

Le livre : (l'avis de la FNAC que je partage) «Qu’un roman historique parvienne à reconstituer une époque à travers son langage, ses costumes, ses habitudes alimentaires, c’est impressionnant, mais qu’il réussisse en plus à faire revivre un univers olfactif, jamais une telle gageure n’avait été tentée. À travers l’histoire passionnante de Jean-Baptiste Grenouille, meurtrier doté d’un odorat exceptionnel, c’est tout le XVIIIe siècle français qui ressurgit miraculeusement préservé, des parfumeries de Grasse (l’auteur a fait ses études à Aix-en-Provence) à la puanteur des bas-fonds de Paris. Monstre et génie, rêvant de dominer le monde et d’égaler Dieu grâce à son don si particulier et à son absence totale de scrupules, le personnage de Grenouille est inoubliable, entraînant le lecteur par le bout du nez dans des tribulations surprenantes et drôlatiques jusqu’à une chute plutôt inattendue.»
Le film : sorti en DVD en mai dernier... à voir, même si le roman reste le meilleur moyen de découvrir le nez de Jean-Baptiste Grenouille !

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